Le France

Document 1 : Tiré de MESTRE Thierry

LE FRANCE BATEAU DE LÉGENDE :
Dernier bateau français équipé de roues à aubes, le France sombra mystérieusement en 1971 dans le lac d'Annecy... Mais aujourd'hui encore son épopée évoque, pour beaucoup de riverains, le souvenir d'une Belle Epoque à jamais perdue.

Ce samedi 13 mars 1971, tout Annecy est en émoi. Tôt le matin, les premiers promeneurs, parcourant la baie d'Albigny, ont bien senti, sans y prendre garde, que le paysage avait changé. Très vite, il faut se rendre à l'evidence : le France, ancré depuis des années au large de la plage, a disparu ! La nouvelle se répand en ville comme une traînée de poudre. Les Annéciens, par dizaines, appellent la presse locale pour signaler l'événement; d'autres courent jusqu'aux rives du lac pour vérifier si le bâtiment, devenu aussi familier à leur décor que l'île des Cygnes ou les falaises de laTournette, a, comme on le dit déjà, vraiment sombré dans la nuit tout au fond du plan d'eau. Hélas ! Seuls flottent encore quelques débris, une petite embarcation de sauvetage et un canot "Bombard" partiellement gonflé qu'on ramène au port des Marquisats. Bien sûr, les gendarmes, le directeur des services de l'Equipement responsable de la navigation sur le lac et des plongeurs du Club subaquatique alpin sont déjà sur les lieux. Reste aux autres à s'interroger sur les raisons du naufrage. On échafaude les hypothèses les plus diverses. Les uns parlent d'attentat... La ville ne s'était-elle pas divisée lorsque la Compagnie des bateaux à vapeur avait, presque dix ans auparavant, renoncé à poursuivre l'exploitation du fleuron de sa flotte? D'autres évoquent de prétendus "ballets roses" que les soirées organisées sur le prestigieux navire leur laissent imaginer. Certains encore assurent aussi avoir vu, ces derniers jours, le bateau gîter et pour ceux-là, il ne fait pas de doute que l'eau s'est engouffrée par les hublots! Ou l'on èvoque aussi le froid, par ticulièrement rigoureux cet hiver-là... Une tôle de la coque aurait pu céder, sous la simple action du gel et c'est par une vanne, située sous la ligne de flottaison, que l'eau se serait engouffrée. A moins qu'un véritable pain de cette glace longuement accumulée dans les cales n'ait cogné, aux premiers dégels, contre les parois du bateau, à la manière d'une tête de bélier...

En fait, jamais le mystère du naufrage du France ne sera éclairci... et le bateau repose désormais par 42 m de fond, au large de l'Impérial Palace, au grand dam des Annéciens. « Tous vous le diront, c'était le plus beau des bateaux de la Compagnie ! », s'exclame-t-on encore aujourd'hui. Car l'épopée du dernier bateau à roues à aubes français tient une belle place dans la mémoire de plusieurs générations de Hauts- Savoyards. Construit à Zurich par la société Escher Wyss, le France, qui est assemblé au chantier de La Puya (Annecy), devient célèbre dès sa mise à l'eau le 13 mai 1909, au hangar de la Compagnie des vapeurs du lac. Et pour cause Le Fleuron de la flotte, ce navire - le septième - a fière allure... Long de 47,5 m, large de 12m, il arbore deux ponts et sa machine à vapeur (350 ch), actionnant deux roues à aubes, lui permet de fendre les flots à la vitesse de 23 km/h. A bord, l'espace ne manque pas : un grand salon, un fumoir et deux salles couvertes accueillent, avec les ponts, jusqu'à sept cents passagers. L'époque, il est vrai, voit la ville s'ouvrir pleinement au tourisme (lire l'article page 35) et le tour du lac en bateau que complétera, à partir de 1934, l'ascension en téléphérique du mont Veyrier, attire un public toujours plus nombreux. Le soir, une clientèle huppée, venue de l'Europe entière, embarque pour une croisière au clair du lune. La journée, les riverains du lac prennent le bateau qui sert aussi de transport en commun. Le mardi, jour de marché, les paysannes envahissent les ponts... « Elles transportaient des tas de légumes, des animaux de basse-cour et parfois, on embarquait même des vaches», se souvient André Gobelli, un Annécien de toujours. Et l'épicerie du Lac qui tient comptoir sur le quai Perrière assure un service de messagerie. Enfin, le dimanche, le France fait le bonheur des plagistes et des excursionnistes. « En hive,; on embarquait dès 6h du matin, chargés de nos bicyclettes et de nos skis. A Talloires, on grim pait jus qu'au col de la Forclaz puk jusqu'au chalet de l'Aulp pour descendre les pentes de la Tournette à skis et revenir à Annecy à vélo. Une sacrée journée ! », se souvient René Lay dernier.


Un décor digne de Jules Verne :
Avant-guerre, M. Bruel, futur repreneur du bateau, arpente déjà, lui aussi, le pont du France; gamin, il est plus fasciné par le spectacle des roues à aubes et des machines que par celui des montagnes de la Tournette ou du Semnoz. « Au milieu d'une armée de tuyaux, d'énormes bielles montaient etdes cendaient à la manière des vieilles locomo tives à va peu,: C'était un décor digne d'un roman de Jules Verne. » Avec ses 20000 litres d'eau, la drôlesse consomme une tonne de houille à chaque tour du lac!

La guerre, bien sûr, va limiter les sorties du bateau. Pire, on le transforme en prison flottante... et il vit alors une période noire dont certains résistants se souviendront à jamais. Car ce 13 mars 1944, la milice a procédé à une gigantesque rafle dans la ville d'Annecy. Comme les prisons sont pleines, on réquisitionne le France; cent personnes vont y être entassées. « Chacun dormait à son tour et nous étions terrorisés par les miliciens qui menaient les interrogatoires sur place, raconte l'un d'eux. Sitôt le couvre- feu levé, les Annéciens nous réconfortaient avec des thermos de café, de la soupe et des cigarettes. » Cet enfermement ne durera que cinq jours... les miliciens ne parvenant pas à faire démarrer le bateau pour l'ancrer au large; ils transféreront tous les prisonniers ailleurs... certains d'entre eux ne reviendront jamais des camps de concentration. Revient enfin la paix et pour le France l'occasion de renouer avec son public. « Gamins nous nous accrochions au saftan et nous nous laissions traîner dans l'eau; mais le mécanicien nous donnait des coups de gaffe et le pilote hurlait », sourit un Annécien. Mais l'époque a changé; techniquement dépassé, le bateau s'avère bientôt trop grand et ses clients habituels lui pré fèrent l'automobile. Pourtant, lorsqu'en 1962, la Compagnie des bateaux à vapeur du lac d'Annecy annonce son désarmement, c'est le tollé. Un comité de défense du France, aussitôt constitué, dénonce un « véritable Toulon savoyard ». On sollicite la mairie, mais celle-ci refuse de le transformer en restaurant flottant ou en embarcadère. Remuant ciel et terre, le comité, conduit par M. Gondran, obtient tout de même un sursis. Il faut trouver un acquéreur; on lance une souscription publique. Ce sera M. Bruel, patron de la société des bateaux-mouches de Paris qui, à la demande de l'association pour le musée des trans- ports, et pour le prix de 2,8 millions de centimes, va sauver, in extremis, le France d'une découpe au chalumeau. « Les choses de l'eau, c'est mon métier; explique-t-il,j'aieu un coup de coeur pour ce bateau qu'il ne fallait pas laisser partir à la ferraille. »


Un dernier tour du lac :
Durant plus d'une année, les ouvriers, peintre, mécanicien, menuisier, calfat, s'emploient à donner au France une seconde jeunesse dans un style très "début de siécle". On l'équipe de cabines et de douches tandis qu'un billard trône désormais dans le salon et des fauteuils en osier sur le pont. Voici donc le France ancré au large, immobilisé par la perte de son certificat de navigation en 1965. Mais le patron des bateaux- mouches ne renonce pas à son envie. Le 27mai1965, il offre à son bateau un dernier tour du lac... en toute illégalité. Un vrai triomphe ! « Tout le personnel de la société s'était déplacé pour redémarrer le bâtiment un peu poussif, certes, mais toujours de belle allure ! » Marie Chautemps, 77 ans, est aux machines, Armand Pochat à la barre et à chaque port, des hourras saluent le France. A Talloires, Bise offre, dans son auberge, le champagne à tout l'équipage... Il y aura bien d'autres réceptions, dîners de gala, soirées de café-théâtre et autres assemblées générales à bord du bateau à nouveau immobilisé... Ainsi le Club aquatique alpin chargé de surveiller le bon état de la coque organise-t-il, dans le grand salon, son repas de fin d'année. « La fête se termina tard dans la nuit Et malgré la neige, le vent qui faisait tourner le bateau autour de son ancre, renouvelait le spectacle des lumières d'Annecy », se souvient M. Bau drion. Femme de lettres, Mme Bruel profite de la belle saison pour venir s'y reposer; elle y écrira - sous son nom de jeune fille, Nicole de Buron - le scénario du feuilleton "Les Saintes Chéries".

Aujourd'hui, même à l'état d'épave, le France fait encore le bonheur des plongeurs qui ont redressé le mât et la timonerie, un temps affaissés dans la vase. Bien des piéces, en revanche, ont disparu, tels les barreaux du grand escalier, les nez de marche ou les lettres qui ornaient les flancs du navire... Les Annéciens les ont conservées, reliques précieuses de leur jeunesse et souvenirs d'une "Belle Époque" que les derniers bateaux de la Compagnie ont oubliée.